Près d’un an après les révélations de «Libé» ciblant le Louvre ou le Mucem, deux nouveaux établissements publics sont mis en cause pour les mêmes soupçons d’infractions : «prêt illicite de main-d’œuvre» et «marchandage». Les plaignants dénoncent le recours abusif de ces institutions à des prestataires externalisés.
Le 17 octobre 2024, Libération révélait l’existence d’une série de plaintes visant le Louvre, le Palais de la porte Dorée, la Bourse de Commerce et le Mucem, à Marseille. Portées par des agents de musées préposés à l’accueil des publics, elles dénonçaient ce qui s’apparente à du salariat déguisé, via un recours abusif à des prestataires externes.
Ce choix de la sous-traitance a connu un coup d’accélérateur avec la révision générale des politiques publiques, mise en place par la droite en 2007, entraînant la limitation du remplacement des fonctionnaires. Depuis, une centrale d’achat publique (Ugap) est chargée de proposer un catalogue de prestations clés en main en matière de surveillance, d’accueil, de médiation et d’animation à destination des établissements culturels. Des entreprises qui jusque-là fournissaient des hôtes d’accueil pour les salons professionnels ont investi le secteur : parmi eux, Musea, dont le chiffre d’affaire a bondi, passant de 4,79 millions en 2021 à 8,15 millions en 2023, ou Marianne International, qui affiche les quasis 13 millions de chiffre d’affaires
Mardi 16 septembre, deux nouvelles plaintes visant deux établissements publics, le Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN) et Radio France, ainsi que leur prestataires attitrés, Musea et Marianne international, ont été déposées au parquet de Paris par le syndicat Sud culture Solidaires, au nom des salariés qu’il représente. Parallèlement l’inspection du travail a été saisie.
«Conditions de grande précarité»
Elles portent les mêmes chefs d’accusation qu’à l’automne 2024 : «prêt illicite de main-d’œuvre» et «marchandage». Le recours abusif à la sous-traitance serait en fait un «leurre», comme il est écrit dans l’une des plaintes que Libération a pu consulter. Et de faire valoir, exemples à l’appui, que les agents «prêtés» répondent aux mêmes ordres que leurs homologues qui sont, eux, salariés de l’établissement – mais sans bénéficier des mêmes avantages – qu’ils n’apportent pas de compétences spécifiques qui justifieraient le prêt de main-d’oeuvre, et qu’ils répondent en revanche à un besoin permanent des établissements. Autant d’arguments qui rendraient le recours à l’externalisation hors-la-loi.
« C’est un problème systémique. Les acteurs du monde culturel, dont ministère de la culture lui-même s’accommodent de pratiques qui ne respectent pas le droit. Ces contrats passés avec ces entreprises ne peuvent en rien être qualifiés de prestation de service puisque la seule chose qui est prêtée ce sont les salariés», estiment les trois avocats, Thibault Laforcade, Juliette Bourgeois et Lucie Marius qui portent ce dossier depuis plus d’un an. «Ces entreprises se nourrissent donc de prêts de main-d’œuvre, dans des conditions de grande précarité pour les salariés concernés, uniquement pour permettre à leurs clients de contourner les règles de rigueur budgétaire. Et au final ce sont ces salariés qui payent dans leur quotidien les conséquences de ce système illégal.»
Au Muséum national d’Histoire naturelle on nous a fait savoir qu’ils «découvraient cette plainte dont ils n’avaient pas connaissance et qu’[ils] ne souhaitaient pas se prononcer avant les conclusions du juge». Avant d’ajouter à raison : «Cette plainte s’inscrit dans une démarche globale de la part de ce syndicat qui concerne plusieurs institutions culturelles.» A Radio France, aussi, la direction «attend de connaître le contenu de la plainte avant de se prononcer».
Deux nouveaux établissements mais le même malaise
L’hiver dernier, des agents affectés au Muséum national d’histoire naturelle (qui regroupe entre autres le Jardin des plantes, la Grande galerie de l’évolution et le parc zoologique de Paris) et à Radio France (7 chaînes, 44 radios locales et 4 formations musicales) ont partagé, lors d’une réunion secrète organisée à Paris avec leurs homologues venus d’autres institutions culturelles, leurs expériences au travail de plus en plus dégradées. Jeunes (ils ont entre 20 et 30 ans), souvent surdiplômés, ils ont recoupé les informations et compris qu’ils partageaient tous la même précarité et un même sentiment d’injustice.
Premiers de cordée face à des visiteurs toujours plus nombreux et clientélistes, ils souffrent d’être « pris en étau », comme témoigne l’un d’entre eux, entre deux directions, celle de leur employeur et celle de l’établissement où ils sont postés, qui ni l’une ni l’autre ne leur accorde beaucoup de considération. « Cest dur psychologiquement » assure cet agent. Et parfois, c’est dur aussi physiquement, comme en témoignaient l’an dernier les agents du Louvre en charge toute la journée, debout, du flux continu de visiteurs – jusqu’à 30 000 visiteurs jour.
Ou comme en témoignent aujourd’hui les agents chargés de l’accueil au parc zoologique de Paris, l’un des établissements du Muséum national d’histoire naturelle. Depuis la cyberattaque qui a mis KO cet été les standards et les caisses du Muséum dont celle du Zoo, les agents Musea sont postés à l’extérieur, parfois en plein soleil, pour renseigner des visiteurs parfois eux-mêmes très échaudés par le manque d’organisation. «En guise de soutien et alors que nous assumons des missions qui vont au-delà de notre fiche de poste, on nous fait remarquer que tel ou tel agent n’a pas assez souri…» commente, amer, un employé qui préfère garder l’anonymat.
«Agents d’accueil polyvalents», les salariés Musea affectés au MNHN ont déjà à charge, en bons couteaux suisses, d’«orienter, informer et assister le visiteur tout au long de sa visite, gérer l’accueil des groupes et les files d’attente [on comptait 3,2 millions de visiteurs sur l’ensemble des sites du Muséum en 2024, ndlr], mais aussi de promouvoir l’offre culturelle et de médiation, de gérer le vestiaire, de vendre et promouvoir les différentes formules de billetterie ou encore de contrôler les encaissements».
Celles de Radio France (ce ne sont que des femmes) «aident à l’accueil des invités et du public en journée. Leur poste est fixe au sein du hall principal», tandis que leurs consœurs sollicitées plus ponctuellement lors des concerts ou des événements publics organisés dans l’auditorium de la Maison de la radio sont «postées aux vestiaires ou mobiles pour escorter et vérifier les différents publics».
Des agents interchangeables
« Ça fait dix ans que ça dure ! » s’est félicité il y a quelques mois Alain Chalon, le PDG de Marianne International, pour saluer le partenariat de longue date de son entreprise avec Radio France. « Cela revient à faire la publicité d’une illégalité » estiment de leur côté les plaignants qui estiment qu’à Radio France comme au Muséu, les agents externalisés répondent en fait à un «besoin permanent et constant» des établissements. Pourquoi alors ne pas internaliser ces postes ? «Il ne fait aucun doute que le service accueil et billetterie est un besoin permanent pour un musée et ne nécessite en aucun cas un savoir-faire particulier qui justifierait la mise en œuvre d’une sous-traitance», peut-on lire dans l’argumentaire de la plainte déposée contre le MNHN.
Autre point litigieux : d’après eux, rien ne permet au sein de ces établissements de distinguer un salarié de l’établissement d’un agent prêté. A Radio France, «cette absence de distinction se retrouve notamment dans les plannings hebdomadaires, dans lesquels les hôtesses sont mélangées». Seul «l’encadrement des jurés, une fois par an, pour le prix livre Inter» est strictement attribué aux hôtesses d’accueil de Radio France.
Pour les avocats des salariés engagés dans cette nouvelle procédure judiciaire, il y a là soupçon de «prêt illicite de main-d’œuvre» puisqu’il n’y aurait pas de «transmission d’un savoir-faire ou la mise en œuvre d’une technicité» justifiant ce recours à des compétences extérieures.
L’inspection du travail prend très au sérieux le sujet
Selon nos informations, l’enquête de l’Office central de lutte contre le travail illégal a démarré au printemps, avec une première audition des agents Musea assignés au Louvre, parmi les plus précaires et les plus vulnérables. Les mêmes d’ailleurs qui, le 16 juin, bloquèrent l’accès au musée pour dénoncer «le surtourisme et la dégradation de leurs conditions de travail». Libération a eu accès à deux requêtes déposées devant le Conseil des prud’hommes de Paris en juillet à l’encontre de la société Musea par deux salariées qui ont travaillé à quelques mois d’intervalle dans des conditions de travail mettant selon elles en jeu leur santé et leur sécurité (absence d’équipements adaptés, management délétère de la cheffe de site, absence de suivi médical, situation de sous-effectifs…). L’une et l’autre ont été congédiées après avoir participé à un mouvement de grève (la première en septembre 2024 et la seconde en novembre).
Cet été, ce sont les agents de la Bourse de Commerce et du Palais de la Porte Dorée qui ont commencé à être auditionnés. Thibaud Renzi, l’un des lanceurs d’alerte qui s’était engagé corps et âme dans cette lutte de David contre Goliath l’an passé, a été entendu trois heures durant.
Les choses ont-elles évolué pour lui et ses confrères depuis le premier dépôt de plainte levant en octobre 2024 le silence sur cette pratique abusive qui a envahi les musées et les établissements recevant du public en général ? «L’inspection du travail semble prendre l’affaire très au sérieux», commente Thibaud Renzi, «mais il y a comme une forme d’inconscience chez les prestataires qui font l’autruche. On a assisté aussi, étonnamment, à quelques transferts, comme pour les joueurs de foot. Certains prestataires ont été vendus aux institutions. Une de mes anciennes collègues au Palais de la Porte Dorée par exemple, a été internalisée. Maintenant elle fait peu ou prou la même chose mais depuis l’intérieur et avec mille avantages en plus.»